Deux figures bien originales
Deux figures bien originales, bien françaises, viennent de disparaître presque simultanément du monde politique et littéraire : MM. Valentin, sénateur du Rhône, et Louis Reybaud, l’auteur de Jérôme Paturot.
On croit lire une véritable légende en parcourant, étape par étape, la carrière, si noble à la fois et si tourmentée, de l’homme que le Sénat et le pays viennent de perdre, et l’on peut dire assurément que1, parmi les personnalités de notre jeune République, aucune ne fut plus pure ni plus sympathique. Intrépidité chevaleresque, dévouement absolu à ses idées, désintéressement invraisemblable, sentiment de l’honneur poussé jusqu’à l’extrême (et sa mort ne l’a que-trop prouvé !), M. Valentin eut toutes-les qualités, toutes les vertus d’un héros, en ces temps peu héroïques.
Dès le régiment, où il s’engage de bonne heure, il est déjà républicain et si hautement, si ouvertement, si éloquemment que, la révolution de 1848 arrivant, c’est lui que l’année choisit pour le représenter à la Constituante. Naturellement le coup d’État le prend au collet un des premiers et le jette à Vincennes, puis, de là, sur la terre d’exil. L’exil, M. Valentín le subit dignement et fièrement en Belgique et en Angleterre, gagnant sa vie à donner des leçons d’art militaire aux élèves de Woolwich. La guerre de 1870 éclate : il accourt aussitôt, offrant son bras, sa vie à la patrie envahie par le Prussien, et sollicitant comme une faveur le poste le plus périlleux. Strasbourg est investi de toutes parts ; déjà sa chute est assurée, prochaine même. C’est à Strasbourg que M. Valentín veut aller. Il part seul, à pied, sa nomination de préfet dans la doublure de sa manche, traverse deux fois l’Ill à la nage, sous les feux croisés de l’ennemi et des remparts assiégés et, ruisselant, se présente pour prendre possession de son poste. Strasbourg est pris, et Valentín expie par quatre mois de forteresse en Allemagne le rôle héroïque qu’il a joué. A peine revenu de captivité, on l’envoie à Lyon qui vient de s’insurger, après Paris : et lui, le vieux républicain de 18t8 et de i8o2, lui le proscrit de l’Empire, il marche sans hésiter contre l’émeute et tombe au premier rang, la cuisse traversée par une balle. Tant de dévouement méritait une récompense. Cette récompense, M. Valentín l’eut telle que son grand cœur pouvait la souhaiter : député de Seine-et-Oise, sénateur du Rhône, il eut la joie patriotique de voir la République se fonder au milieu des compétitions de ses ennemis, et la joie plus grande encore de contribuer à son établissement définitif.
Lui aussi, l’auteur de Jérôme Paturot, fut une figure accentuée : seulement c’était une figure d’il y a une quarantaine d’années, — un siècle dans notre temps d’activité physique, morale et intellectuelle. La première édition de Jérôme Paturot date, en effet, de 1843, et lorsque les journaux de la semaine dernière annoncèrent la mort de Louis Reybaud, à l’âge respectable de quatre-vingts ans, combien de gens, hélas ! le croyaient depuis longtemps dans le pays des songes et des héros de roman ! Et cependant, tout le monde a lu les aventures de Jérôme et de Malvina ; on les lira même encore, mais de plus en plus à titre de curiosité littéraire, d’œuvre qui donne la note exacte et amusante d’une époque déjà bien loin de nous. C’est que les ridicules, ainsi que les modes, changent vite dans notre pays, et cette satire spirituelle, mordante, très finement et très justement observée du bourgeois de 1830, inquiet, effaré, solennel et vide, affamé de places et de panaches, cette critique ingénieuse et hardie, qui souleva d’un bout de la France à l’autre un immense éclat de rire, a singulièrement vieilli et nous fait aujourd’hui l’effet des croquis de Granville qui servirent à l’illustrer. Destin ordinaire des grands succès de début, Jérôme Paturot nuisit considérablement à toutes les autres productions de son très fécond auteur. Tour à tour ou simultanément, journaliste, historien, économiste, romancier, voyageur, homme politique, Louis Reybaud entassa vainement in-12 sur in-18, et in-18 sur in-4° ; il eut beau entrer à la Constituante et à l’Assemblée législative, puis à l’institut, on ne voulut jamais voir en lui que le père de Jérôme Paturot. Après tout, ce n’est pas un lot à dédaigner que d’avoir eu son heure et d’avoir fait un livre : or, Louis Reybaud a eu son heure, et Jérôme Paturot est un livre.