Élection au Sénat du maréchal Canrobert
L’élection au Sénat du maréchal Canrobert a prêté à des commentaires dont il faut parler.
Nous ne nous occuperons pas ici de la question politique proprement, dite, mais nous dirons quelques mots de la situation militaire qui est faite à l’ancien commandant du 6e corps d’armée à l’armée du Rhin.
Le maréchal Canrobert est président de la commission de classement. Peut-il conserver ces fonctions après la signification que ses amis ont attachée à son élection ?
Nous n’hésitons pas à répondre négativement.
Pour tenir un autre langage, pour soutenir une solution différente, il faut vraiment ne pas savoir quelle est l’importance, quelle est la portée des fonctions dont il s’agit.
M. le maréchal Canrobert serait président de la commission des chemins de fer, ou de la commission des fortifications, on pourrait, à la rigueur, prétendre qu’il ne doit pas être dépossédé.
Tout au moins, dans ce cas, il serait juste de dire que l’opinion publique n’a aucun rôle à jouer.
Mais ici il s’agit de bien autre chose, et, pour ceux qui ont oublié ou qui ignorent de quelles fonctions il est question, il est nécessaire de préciser en quelques mots les faits.
Dans notre armée, l’avancement a lieu de deux façons : à l’ancienneté ou au choix.
Pour l’ancienneté, pas de difficultés ; la faveur ne peut être d’aucune ; utilité.
Mais en est-il de même du choix ?
Au moment où la commission prend le travail, rien n’est arrêté ; les noms sont au hasard inscrits, c’est aux commandants de corps d’armée, c’est au président surtout qu’il appartient de choisir,
A leur guise, ils peuvent faire arriver celui-ci et rejeter celui-là.
Ils n’ont de compte à rendre à personne. Tous les officiers présentés étant censés avoir un mérite égal, il dépend du président uniquement de donner le premier ou le dernier numéro à tel candidat.
Dans un concours, les garanties existent : tout au moins doit-on supposer la bonne foi du juge. Mais ici il n’y a pas de concours, et de même il n’y a pas de garantie.
Pour les officiers présentés, de quoi s’agit-il cependant ? De leur avenir, de leur carrière.
Un mot, un geste du président, l’avancement sera donné ou refusé.
Nous le demandons, maintenant, est-il indifférent que le président de cette commission redoutable, armée de pouvoirs aussi excessifs, soit notoirement l’ennemi de nos institutions ?
Pour nous, le doute n’est pas possible.
A deux points de vue, il est inadmissible de conserver à M. le maréchal Canrobert les pouvoirs qu’il a trop longtemps exercés.
D’abord parce que les officiers républicains peuvent être écartés, et, nous ne craignons pas de le dire, sont écartés.
Ensuite, parce que les officiers ont intérêt à cacher leur opinion quand ils sont républicains, et à l’afficher quand ils sont réactionnaires.
Faut-il des exemples ?
Nous pourrions en citer de nombreux ; nous nous bornerons à deux.
Le commandant des forces de la Chambre des députés était depuis longues années lieutenant-colonel. C’était un officier exceptionnel, brave, dévoué, intelligent ; mais il était républicain.
Tous ses camarades ont successivement été promus.
Lui demeurait à son rang, et il a fallu des circonstances particulières pour lui permettre d’arriver.
Autre exemple :
Le Sénat compte dans ses rangs un des officiers les plus distingués de l’armée : le général d’Andlau.
Durant cinq années, le nom du colonel d’Andlau, — et à ce moment le colonel était le plus ancien de l’état-major, — a été prononcé au sein de la commission de classement, et chaque fois un membre de la commission, — nous devons ajouter que ce n’est pas le maréchal Canrobert, — s’est opposé à ce que cette proposition fût faite.
Ici encore il a fallu des circonstances extraordinaires pour qu’un des meilleurs officiers de l’armée pût avancer.
Depuis longtemps, bien entendu, tous ses camarades étaient généraux de division.
Voilà quel est le pouvoir de cette commission, et il n’est point nécessaire d’insister pour faire comprendre que le président a voix prépondérante.
Mais ce n’est pas tout.
Ce n’est même pas de la sorte que se présente la question.
Jusqu’ici nous avons raisonné dans l’hypothèse d’une commission instituée à titre définitif et d’un président appelé à diriger d’une façon permanente les travaux de cette commission.
Il n’en est pas ainsi.
Chaque année le ministre de la guerre nomme, dans le courant du mois de décembre, les membres de la commission ; il désigne le président.
L’usage veut, il est vrai, que ce soit le maréchal Canrobert.
Mais l’usage n’a pas, à coup sûr, force de loi.
Dès lors, il ne s’agit plus de révoquer le maréchal Canrobert des fonctions qu’il occupe, mais bien de ne pas le nommer ;
On ne comprendrait pas, dans l’armée, que le ministre de.là guerre choisit cette fois encore l’officier qui vient de se prononcer aussi formellement contre les institutions que la France s’est volontairement données.
Nommer M. le maréchal Canrobert, ce serait dire aux officiers que le plus sage pour eux et le plus profitable consiste à afficher des opinions bonapartistes.
Si le ministre de la guerre considérait qu’il a le droit de faire une telle nomination, nous dirions que le devoir du Parlement consiste à l’empêcher.