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Fernando Wood à Paris

Mercredi 1er octobre 1879 ♦ Actualité

Un grand banquet a été donné, la semaine dernière, à l’hôtel Continental, en l’honneur de M. Fernando Wood, membre de la chambre des représentants et président de la commission du budget aux États-Unis. M. Foucher de Careil présidait, au nom du comité qui s’est constitué à Paris depuis trois ans, en vue d’arriver à. la conclusion d’un traité de commerce franco-américain.

Ce comité apporte, dans l’accomplissement de la mission qu’il s’est donnée, un dévouement que n’ont pas attiédi les sacrifices pécuniaires déjà considérables auxquels il lui a fallu se décider. Par deux fois, un délégué expédié à ses frais a parcouru l’un après l’autre tous les États de l’Union, prêchant la croisade de la réciprocité commerciale. Les résultats obtenus par cette propagande ne sont pas sans importance. Toutes les chambres de commerce des États-Unis, à l’exception d’une seule (celle de San-Francisco), ont formulé un vœu en faveur du traité projeté. La chambre des représentants a invité, par une délibération spéciale, le’président à faire étudier la question, en mettant à sa disposition les fonds nécessaires. Le président lui-même, bien qu’il appartienne personnellement au parti de la protection, a reçu le délégué du comité français, attestant par là qu’il obéissait à une certaine pression de l’opinion publique. De son coté, M. Waddington a entendu le même délégué à son retour en France, et donné au comité l’assurance de son concours pour l’accomplissement de l’œuvre qu’il poursuit.

Malgré tous ces efforts et malgré tous ces succès préliminaires, il s’en faut que l’on touche au but. Derrière TassentimenL donné à la conclusion d’un traité par les chambres de commerce américaines, on doit s’attendre à rencontrer les résistances de l’industrie. Aux États-Unis, comme partout, il y a là deux ordres d’intérêts entièrement distincts, souvent même diamétralement opposés ; or l’industrie américaine est aujourd’hui, dans le pays, une puissance dont on n’aura pas facilement raison. Elle ne dispose pas seulement d’énormes ressources comme argent ; elle dispose de moyens d’action prépondérants sur le terrain électoral. Elle a laissé faire, ou plutôt elle a laissé dire jusqu’ici ; mais, quand elle verra approcher le jour des résolutions pratiques, on peut compter qu’elle mettra tout en œuvre pour y faire obstacle, appuyée sur l’argument captieux, du salut de la prospérité nationale et secondée par les préjugés traditionnels, qui reprennent toute leur force chez le peuple américain chaque fois qu’il s’agit de se lier, à un titre et dans une mesure quelconques, vis-à-vis d’une nation étrangère.

Les circonstances politiques sont, en outre, contre nous. La campagne présidentielle s’ouvre à cette.heure même aux États-Unis, pour ne se terminer qu’au mois de novembre de l’année prochaine. D’ici là, tout disparaît devant la lutte des candidatures et des partis. Une préoccupation unique va dominer les paroles et les actes des hommes publics : le soin d’éviter tout ce qui, de manière ou d’autre, pourrait porter ombrage aux masses populaires et diminuer le contingent des votes qu’ils travaillent à rallier. Les plus sincères partisans du traité de commerce se garderont bien de soulever, en un pareil moment, une question que les partisans de la protection auraient trop de moyens d’exploiter, aux yeux des classes ouvrières, c’est-à-dire du plus grand nombre des votants.

Cet ensemble de considérations, a visiblement influencé le langage tenu par M. Fernando Wood au banquet de l’hôtel Continental. Son premier soin, a été de dégager expressément sa personnalité de tout caractère public. Sur le fond même du sujet qui était l’oceasion de la réunion, il s’est tenu dans le cercle des déclarations de principes et des protestations d’intentions, évitant tout ce qui aurait pu avoir’l’air d’un engagement pris au nom de ses amis dans le congrès. Il ne pouvait,’ au surplus, en prendre aucun. Son titre de président de la commission du budget n’implique, à Washington, ni l’importance ni les attributions que nous y attachons à Paris. Les commissions elles-mêmes y ont un rôle et un caractère entièrement différents des nôtres. Nommées simplement par le président de la Chambre, au commencement de la session, d’après certaines règles établies, elles remplissent dans leurs sphères respectives des fonctions circonscrites et subdivisées qui ne leur laissent qu’une puissance relative comme centres d’action.

En résumé, la question du traité franco-américain, engagée avec une énergie et une habileté au-dessus de tout éloge par le comité qui en a pris l’initiative, est condamnée par la force des circonstances à subir un temps d’arrêt dans le domaine des faits. Ce n’est pas à dire que l’effort entrepris pour la faire aboutir doive être suspendu. Il faut seulement se garder d’illusions impatientes, qui risqueraient d’amener par contre-coup le découragement ou l’incrédulité. L’œuvre a pour elle toutes les chances de succès ; mais elle est de celles qui ont besoin d’avoir le temps et la persévérance pour auxiliaires.

La Nouvelle Revue (Octobre 1879)
Imprimé sur une presse rotative virtuelle à l'imprimerie municipale de Cheynac.